12
Anna

Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut

et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas,

pour faire les miracles d’une seule chose.

La Table d’Émeraude d’Hermès Trismégiste

 

Anna attendit une vingtaine de minutes dans le hall grandes lignes de la gare de l’Est. Son correspondant, le lieutenant André Gardon, ne s’était pas pointé aux deux rendez-vous précédents. Elle pensait qu’il ne viendrait plus, d’autant qu’elle avait surpris une conversation entre deux capitaines du commissariat du 19e qui parlaient déjà de leur subordonné comme d’un homme mort, mais elle continuait de se présenter tous les deux jours à 19 heures précises en face du quai grandes lignes n° 15.

Jusqu’à nouvel ordre.

Les sans-abri chassés des rues par les premières chutes de neige avaient pris d’assaut la gare de l’Est. La température était tombée, en trois jours, de seize ou dix-sept degrés au-dessus de zéro à moins huit. Les vigiles de la SECF s’efforçaient de contenir la multitude entassée dans les salles, soulevaient les couvertures et les cartons pour vérifier si certains corps immobiles étaient encore en vie, chassaient les pillards qui rôdaient autour des plus faibles afin de leur piquer leurs maigres vivres. Trop peu nombreux, débordés, les cerbères, reconnaissables à leurs uniformes bleu marine et gris, en étaient réduits à brandir leur flingue et à tirer des coups de semonce. L’écho des détonations se prolongeait de loin en loin sous les voûtes et délogeait les pigeons nichés sur les poutres métalliques.

Anna ne se sentait pas très à son aise au milieu de la marée humaine. Elle souffrait d’agoraphobie depuis le jour, où, âgée de dix ans, elle avait failli être piétinée par une foule jetée dans la nuit par la rumeur d’une invasion ousama. Elle vivait alors dans les ruines de Sofia, l’ancienne capitale bulgare entièrement détruite lors des premiers affrontements entre les armées chrétienne et musulmane. Elle ne gardait que de vagues souvenirs de la ville, collines de pierres, immeubles éventrés, rues défoncées, flaques de boue, ciel éternellement gris, baraquements de fortune, montagnes de déchets, règlements de comptes entre bandes sans foi ni loi, puanteur des cadavres. Après la mort de son père, tué d’une balle en pleine tête pour avoir commis le crime de traverser la rue devant un chef de gang (manque de respect), sa mère et elle avaient entrepris le long voyage vers l’ouest, croyant que là-bas, dans les régions occidentales réputées opulentes et paisibles, elles pourraient mener une existence ordinaire, travailler, manger à leur faim, dormir sous un toit, se laver avec de l’eau chaude, toutes actions quotidiennes qui n’avaient plus cours depuis bien longtemps aux frontières de l’Est. Elles avaient échoué, au bout d’un périple éprouvant, dans la ville de Paris où elles n’avaient trouvé que mépris et misère. Elles avaient usurpé l’identité d’une mère et d’une fille françaises dont elles avaient récupéré les papiers dans un appartement déserté de Clichy, un trois pièces qu’Anna occupait toujours. Elles avaient dû feindre d’être catholiques, elles qui avaient toujours baigné dans les ors et les encens du culte orthodoxe, apprendre à faire le signe de croix à l’envers, assister le dimanche matin aux offices désespérants d’ennui dans des églises glaciales et sombres.

Anna avait grandi tant bien que mal dans cette France ruinée par quinze années de guerre, repliée sur sa grandeur passée, incapable de se ressaisir. À la fin de ses études secondaires, elle avait réussi son concours d’entrée dans la police, l’une des rares administrations à recruter après la guerre malgré la prolifération des sociétés de sécurité privées. Sa mère était décédée quelques mois après son affectation, sans doute parce que, jugeant sa fille unique à l’abri du besoin, elle pouvait enfin cesser de lutter et rejoindre son mari parmi les anges. Anna l’avait découverte un matin, allongée sur le dos, vêtue de sa plus belle robe, les yeux clos, les mains croisées sur sa poitrine, auréolée de ses cheveux blond cendré étalés avec grâce sur l’oreiller, le visage apaisé et souriant, plus belle que jamais.

Anna n’avait pas pleuré, soulagée, heureuse presque que sa mère fût enfin délivrée de son cauchemar. Elle était restée seule dans l’appartement soudain trop vaste pour elle. Elle ne voulait pas d’homme dans sa vie, encore moins d’enfant. Elle était passée en à peine cinq ans du grade d’agent à celui de lieutenant. Elle envisageait désormais de tenter l’examen au grade de capitaine, mais l’administration, sous l’impulsion des groupes parlementaires chrétiens, dissuadait les femmes de se consacrer à leur carrière professionnelle, et elle n’avait pratiquement aucune chance de gravir un échelon supplémentaire. Elle s’obstinait cependant à potasser les livres de droit après son travail, dans l’espoir que les partis chrétiens seraient battus aux prochaines élections et que les portes se rouvriraient pour les femmes – la redoutable coalition des évangéliques et des catholiques n’avait pas perdu les élections depuis des lustres.

Anna n’avait pas l’intention d’être réduite à un ventre, à une nourricière cloîtrée dans sa maison et placée sous l’autorité d’un époux. Elle avait vu en Bulgarie de quoi étaient capables les hommes de pouvoir. Ils défiguraient ou brûlaient vives les femmes qui osaient braver leur loi. Elle se souvenait d’ombres aux visages ravagés croisées dans les ruelles obscures, de corps en train de se consumer sur les trottoirs dans une épouvantable odeur de chair grillée, de garçons pleins de morgue qui paradaient sur les voitures avec leurs fusils d’assaut et qui la convoitaient du regard comme une promesse de butin ; elle se souvenait d’amies, âgées comme elle de neuf ou dix ans, enlevées à leurs familles et soumises à tous les désirs de tyrans imberbes. Si la vie d’un être humain ne valait pas un centime d’euro dans les régions touchées par la guerre, la vie d’une femme dépendait seulement d’un regard, d’un désir, d’un caprice. Sa mère, une belle femme à la blondeur enchanteresse, s’était parfois isolée avec le routier ou l’automobiliste qui s’était arrêté pour les prendre sur le bord de la route. Elle était réapparue quelques instants plus tard avec de la tristesse et du dégoût dans les yeux. Les âmes charitables avaient exploité sa détresse pour abuser d’elle. Les Européens de l’Ouest n’étaient pas meilleurs que ceux de l’Est. La situation se dégradait à une vitesse alarmante en France et dans les anciens paradis occidentaux. Les clans se disputaient les territoires, les trafics et les règlements de comptes se multipliaient. Les Occidentaux avaient justifié, avec une morgue insupportable, leur domination sur le reste du monde par l’ancienneté et l’universalité de leur pratique démocratique, mais, placés dans les mêmes conditions que les Européens des régions orientales, ils se comporteraient – se comportaient déjà – avec la même férocité, avec la même bestialité, ils tueraient – tuaient déjà – pour un bout de pain, une bouteille de mauvais vin ou un manteau troué, ils instaureraient – instauraient déjà – une terreur dont les femmes et les plus faibles seraient – étaient – les premières victimes. Les agents de police avaient au moins cet avantage d’être équipés d’un flingue et de pouvoir s’en servir en cas de légitime défense, une notion récemment élargie par la loi. Anna n’hésiterait pas à tirer à balles réelles si elle s’estimait menacée. Tuer un homme ne lui causerait aucun remords, plutôt une sensation de soulagement, de jubilation presque ; la satisfaction d’accomplir son devoir filial, de venger le meurtre de son père et les humiliations de sa mère.

Elle se demanda ce qu’était devenu le lieutenant Gardon, surnommé le Poisson – pas seulement à cause de son nom, mais parce qu’il savait mieux que personne nager dans les bons courants. Il s’était marié une dizaine de mois plus tôt. Il n’avait invité personne de son équipe à la cérémonie et personne de son équipe ne lui avait offert un cadeau, ni même un pot. L’indifférence était devenue la règle dans le monde du travail, y compris dans la « grande famille » de la police. On se disait bonjour bonsoir, on se racontait deux ou trois conneries devant le café du matin, on partageait les planques et les filatures, on touchait la paye à la fin de chaque mois, on se quittait le soir, ou à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, et on rentrait chez soi sans chercher à se connaître. Quel besoin de s’encombrer avec les emmerdements des autres ? On avait bien assez des siens. Anna avait trouvé un certain charme à André Gardon, qui n’était lui-même pas insensible à ses yeux clairs et à la blondeur héritée de sa mère. Il ne s’était rien passé entre eux, du moins ils s’étaient bien gardés de pousser les portes entrebâillées. Ils avaient effectué trois ou quatre missions ensemble. Elle avait apprécié son humour et sa disponibilité, mais elle avait prévenu toute ambiguïté, toute promiscuité, en se barricadant dans une réserve glaciale. Elle s’en voulait à présent. La disparition du lieutenant Gardon lui causait un vrai chagrin, de vrais regrets. Pourquoi cet idiot avait-il accepté une mission aussi dangereuse alors qu’il venait tout juste de se marier et que sa femme attendait un enfant ? Pourquoi s’était-il cru obligé de faire du zèle alors que, manifestement, la hiérarchie ne tenait pas à ce que l’enquête aboutisse ? Trop nombreux et influents étaient les cercles qui tiraient un bénéfice, pécuniaire ou politique, des trafics odieux proliférant dans les villes européennes. Pas besoin d’être dans le secret des dieux pour comprendre que les ordres contradictoires et parfois stupides donnés par les commandants de la police illustraient une volonté générale de laxisme, de statu quo. Plus la population serait inquiète, plus elle accepterait les solutions radicales imposées par les extrémistes religieux, le retour à un ordre moral strict, l’abandon de la liberté individuelle, la fin de l’utopie démocratique.

Anna sortit de la gare sans prêter attention aux mains tendues dans sa direction. La nuit donnait l’impression d’être blanche. Quelques voitures avançaient au ralenti sur les boulevards habillés d’une épaisse couche de verglas. Leurs phares capturaient les gros flocons de neige qui voletaient entre les façades comme des insectes ivres. L’hiver s’annonçait encore plus terrible que les précédents. Des milliers de morts en perspective, bon débarras pour les uns, une tragédie pour ceux qui, de moins en moins nombreux, continuaient de défendre les valeurs humanistes d’avant la guerre. Malgré les deux collants de laine enfilés sous sa jupe, malgré sa parka fourrée, Anna sentit le froid grimper comme un lierre aux feuilles coupantes le long de ses jambes et de son bassin. La neige et la glace assourdissaient les grondements de moteurs et les cris perçants des enfants qui avaient transformé les rues en terrains de jeux. Anna espéra que l’eau n’aurait pas gelé dans les canalisations de son appartement. Elle ne les avait pas isolées comme le lui avait recommandé le plombier. Le syndic ne pouvait plus garantir l’approvisionnement de gaz ou de fioul. Le chauffage s’interrompait par instants et le froid se ruait dans chaque recoin de l’appartement avec une rapidité saisissante. Les occupants de l’immeuble étaient parfois privés d’eau chaude pendant plusieurs jours. Ils s’en plaignaient à mots couverts, gardant à l’esprit qu’ils appartenaient au cercle de plus en plus restreint des privilégiés : eux étaient à l’abri des vents de nord qui abaissaient en pleine nuit la température de dix ou quinze degrés.

Anna ne prit pas le métro pour se rendre au commissariat principal du 19e, au pied des Buttes-Chaumont, où, chaque soir, elle tapait et remettait son rapport à son supérieur direct, le commandant Archambaud (l’ex-colonel Archambaud). Elle décida de parcourir à pied la distance d’environ un kilomètre en espérant que la marche la réchaufferait. Elle détestait les violents écarts de température entre les rames surchauffées du métro et les courants d’air glacés des couloirs. Même si ses chaussures à semelle épaisse pesaient des tonnes, elle ne regrettait pas de les avoir choisies ce matin après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre. Place Stalingrad, elle ne s’engagea pas dans la rue Armand-Carrel, elle bifurqua vers le quai de Loire afin de longer le bassin de la Villette, une petite balade qu’elle appréciait en toutes saisons. L’embâcle avait emprisonné l’eau en moins de trois jours. Des patineurs éclairés par deux lampadaires glissaient en arabesques plus ou moins gracieuses et crissantes sur la glace épaisse. Elle-même n’avait jamais chaussé les patins bien qu’elle eût passé les dix premières années de sa vie dans une contrée où l’hiver s’éternisait plus de huit mois. Elle éprouvait déjà les pires difficultés à garder son équilibre sur le quai légèrement déclive et glissant.

Elle contempla un moment les évolutions des patineurs dans le halo anémique des lampadaires. Il lui sembla entrevoir d’autres formes, furtives, à peine esquissées, entre les insaisissables glisseurs et les courses sinueuses des flocons. Elle reprit ses esprits, se traita de folle, accrocha son attention au dos d’une adolescente sanglée dans une combinaison de ski rouge, s’efforça de la suivre dans le labyrinthe sans cesse changeant esquissé par les mouvements, les tourbillons. À nouveau son regard se troubla, à la façon d’un objectif sensible détectant un nouveau sujet et changeant de focale. Elle aperçut une foule d’ombres au-dessus de la glace, ou plutôt superposée à la glace, aux quais, à la lumière des lampadaires, aux façades des immeubles. Comme deux films enchevêtrés sur un même écran. Maintenant c’étaient les patineurs qui se tenaient en arrière-plan, qui évoluaient sur un théâtre d’ombres. Les silhouettes qu’elle apercevait évoquaient une scène de rue, une rue populeuse pareille aux artères défoncées de Sofia quand tout le monde profitait des beaux jours pour s’aventurer hors des abris insalubres. Elles portaient des vêtements amples, droits, brillants, et d’épais turbans dont les pans relâchés pendaient de chaque côté de leurs têtes.

Anna eut l’impression d’être entrée par effraction dans un autre monde, dans une autre époque. La glace, les patineurs, les flocons, les phares des voitures avançant au ralenti sur le quai avaient quasiment disparu de son champ de vision. Les détails lui apparaissaient maintenant, les visages d’hommes, de femmes et d’enfants qui tous exprimaient la sérénité. Le plus étrange était que leurs sourires lui semblaient adressés, comme s’ils avaient pris conscience de sa présence. Un homme âgé au visage noble se détourna de son chemin, s’avança vers elle et tendit la main dans sa direction. Elle n’avait qu’à saisir cette large et belle main pour, elle le savait, franchir le dernier pas, changer définitivement d’existence. Des parfums inconnus associaient leur ensorcelante supplique à l’invitation du vieil homme. Elle eut peur tout à coup, peur de perdre le peu qu’elle possédait, peur d’avoir basculé dans la folie, elle se rétracta, se débattit, revint dans l’autre plan, dans son monde familier, s’accrocha de nouveau à la tache rouge de la patineuse adolescente, la suivit des yeux jusqu’à ce que le vieil homme et les autres silhouettes se fussent estompés. Prise de vertige, elle perdit l’équilibre, glissa le long du quai, tomba en avant, perçut des cris, des crissements, fut bousculée, hissée, emportée avant de toucher le sol.

Le patineur qui passait près d’elle avait eu le réflexe de la saisir et de la soulever sans couper son élan. Elle se retrouva dans ses bras presque au milieu du bassin, étourdie à la fois par la vitesse de ses évolutions et le brusque passage d’un plan à l’autre. L’homme, coiffé d’un bonnet, esquissa une large boucle pour la ramener sur le bord. Son fardeau ne l’empêchait pas d’esquiver les autres patineurs avec une adresse stupéfiante. Son visage lisse, doré, était aussi détendu et souriant que ceux des habitants de l’autre monde. De lui émanait un parfum de santal et d’ambre.

Anna avait perdu ce qui lui restait de raison. Les événements s’enchaînaient sans aucune logique apparente, comme dans un rêve. Plusieurs reportages télévisés avaient évoqué les dommages cérébraux subis par les habitants des frontières orientales de l’Europe. Les millions de bombes, de missiles et de mines déversés de part et d’autre du Front avaient saturé l’air de produits chimiques neurotoxiques. Les effets, qui commençaient par des hallucinations, se faisaient parfois ressentir au bout de vingt ou trente ans. Son enfance avait sans doute rattrapé Anna.

Le patineur la hissa sans effort apparent sur la bordure de béton. Elle s’appliqua à garder son équilibre sur le sol verglacé et le perdit de vue pendant quelques instants. Lorsqu’elle put enfin agripper la barre supérieure d’un garde-corps et se retourner, il avait disparu. Elle le chercha en vain parmi les autres patineurs. Elle ne se souvenait pas de la couleur de son bonnet ou de ses vêtements. Elle observa un moment le bassin, fouillant du regard la pénombre à peine égratignée par les faisceaux des lampadaires, espérant sans se l’avouer apercevoir encore une fois les habitants du deuxième monde. Puis elle se souvint que son supérieur l’attendait au bureau, qu’elle devait encore taper son rapport – un rapport dépourvu de contenu depuis trois jours –, et elle s’arracha à regrets à sa contemplation. Elle eut le réflexe, avant de se mettre en marche, de vérifier qu’elle n’avait pas perdu son arme de service.

 

« Vous n’êtes pas en avance. »

Homme ratatiné au crâne chauve et au faciès ridé de chimpanzé, le commandant Archambaud compensait sa petite taille et sa laideur par une autorité tranchante. Ses yeux sans cesse en mouvement et sa vivacité intellectuelle lui avaient valu le doux surnom de Moustique. Il faisait partie de ces officiers supérieurs qui s’étaient reconvertis dans la police après la guerre et qui avaient obtenu l’autorisation de garder leurs uniformes militaires. Anna ne l’avait jamais vu en civil – quand l’autorité de son supérieur devenait étouffante, elle s’amusait à l’imaginer à poil, pelage épais, fesses rouges. Il arrivait au bureau le matin à 5 heures et n’en repartait qu’aux alentours de 20 heures. Ses subordonnés ne savaient rien de sa vie privée, sauf, à en croire son alliance, qu’il était marié.

Le commandant Archambaud parcourut rapidement la feuille que lui avait remise Anna. Il ne l’avait pas conviée à s’asseoir bien que la pièce, exiguë et mal éclairée, disposât de trois chaises. Il jugeait sans doute que l’incorrection allait de pair avec l’autorité.

« Je crains fort que nous ne revoyions jamais le lieutenant Gardon », marmonna le commandant en reposant la feuille sur son bureau.

Il avait beau serrer les mâchoires, il ne semblait guère affecté par la perte de l’un de ses meilleurs éléments. Anna aurait même juré qu’il s’en réjouissait, lueur fugace dans le regard, relâchement des épaules, danse allègre des mains sur le bureau.

« Nous devrions peut-être attendre quelques jours encore avant de célébrer sa mort », dit-elle avec vivacité, hérissée par l’attitude de son supérieur.

Archambaud épousseta son épaulette gauche avec délicatesse avant de lever sur elle un regard d’une froideur pétrifiante.

« Oseriez-vous affirmer que la disparition du lieutenant Gardon nous enchante, mademoiselle Corroy ? »

Elle se tint coite, consciente qu’il sauterait sur le moindre prétexte pour noircir son dossier, déjà que sa condition de femme ne plaiderait pas en sa faveur pour le concours interne au grade de capitaine.

Archambaud ne lâcha pas son interlocutrice des yeux. Il ressemblait en cet instant davantage à un faucon qu’à un singe ou à un moustique.

« Ou devrais-je vous appeler mademoiselle… Christa Kovaleva ? »

Le sang se retira du corps d’Anna. Elle avait toujours pensé que personne d’autre que sa mère et elle ne connaissait le secret de ses origines. Elle parvint, elle ne sut trop comment, à rester debout sans prendre appui sur le bureau massif.

« Il est grand temps que vous sachiez, mademoiselle, que vous êtes en liberté surveillée. Et qu’il en va de votre intérêt d’exécuter les ordres, et seulement les ordres. Suis-je clair ? »

Elle n’était pas sa collaboratrice, mais son obligée. Il la tenait par une laisse. Si elle ne filait pas droit, elle serait inculpée pour usurpation d’identité et de logement, un délit considéré comme un crime et passible de quinze années de prison.

« Nos services de renseignement sont plus efficaces que les gens ne le pensent. Si nous ne vous avons pas arrêtée, mademoiselle, c’est que nous avons besoin de vous pour des missions… disons particulières. »

Il eut un sourire hideux qui plissa son visage de mille rides.

« Nous pensons que nous devrions mieux employer vos… arguments physiques. »

Elle savait ce que signifiaient les paroles de son interlocuteur. On l’obligerait à séduire des hommes dont on voulait salir la réputation, qu’on essayait d’acheter ou de contrôler. Elle frissonna de colère et de dégoût. Déjà elle échafaudait des plans pour se sortir du piège. Si seulement elle avait saisi la main tendue par le vieil homme au bord du bassin… Elle y retournerait aussi souvent que possible, elle essaierait à nouveau d’entrer en contact avec l’autre monde. Et, si c’était un simple dérapage mental provoqué par les émanations chimiques des bombes, une simple illusion, elle parcourrait jusqu’au bout son chemin de folie.

« Croyez-le ou non, je n’approuve pas ce genre de pratique, poursuivit Archambaud. Mais je suis ici pour obéir, comme vous. En attendant vous êtes relevée de votre mission actuelle et intégrée dès aujourd’hui dans la brigade spéciale. Je… on vous donne un jour de congé. Vous recevrez votre prochain ordre de mission après-demain à 8 heures 30. 8 heures 30 précises. »

Il la congédia d’un geste las. Avant de sortir, elle lut dans son regard quelque chose comme de la mélancolie.

Elle ne rentra pas tout de suite à Clichy. Plantée au bord du bassin de la Villette, accoudée à la rambarde, indifférente au froid mordant qui transperçait la double épaisseur de ses collants, elle attendit que le dernier patineur eût déserté la glace pour prendre, à contrecœur, la direction de la station Jaurès.

Les Chemins de Damas
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